Noblesse maltaise et généalogie

Publié le 29/03/2023

De Loïck PORTELLI

Introduction

Malte, petit archipel situé entre la Sicile et la Tunisie, a connu une importante vague d’émigration initiée à la fin du XIXe siècle notamment en direction de la France. De ce fait, un nombre non négligeable de familles françaises peut avoir un lien avec le plus petit État de l'Union européenne. Son histoire riche et mouvementée est sans commune mesure avec sa taille. On y trouve par exemple une noblesse qui remonte au XIVe siècle, et un généalogiste pourrait bien découvrir dans son arbre de lointains cousins titrés. Avant d’aller plus loin un avertissement est cependant nécessaire : les généalogies erronées et trop flatteuses pour être vraies pullulent sur la toile. Comme toujours, mieux vaut vérifier chaque information.

« Le fait que Malte, un simple point dans le bleu de la Méditerranée, ait eu une noblesse depuis des temps très reculés n'est pas la moindre des nombreuses caractéristiques intéressantes et peu communes qui distinguent l'île de toutes les autres possessions d’outre-mer de la Couronne britannique. »

« The Maltese Nobility », Malta and Gibraltar, Allister MacMillian (ed.), 1915.

Le 11 avril 1876, lorsque le prince de Galles (futur Edouard VII) quitte Malte après un court séjour pendant lequel il a reçu un accueil chaleureux, il est loin de soupçonner la portée d’un incident qui s’est déroulé en coulisses dans la petite colonie britannique. Le 8 avril, soit trois jours après son arrivée, le marquis maltais Lorenzo Antonio Cassar Desain  fait parvenir à son secrétaire particulier la lettre suivante : 

 « Je suis chargé par le Comité des Nobles de vous demander de bien vouloir exprimer à Son Altesse Royale le Prince de Galles le profond regret qu'éprouve la noblesse d'avoir été, contrairement à l'ancien usage, empêchée de rendre personnellement hommage à Son Altesse Royale, puisque son Excellence le Gouverneur, lorsqu'on lui a demandé des informations à ce sujet, a répondu par l'intermédiaire du secrétaire en chef du gouvernement que « Son Excellence regrette de ne pouvoir prendre aucune disposition pour que les nobles assistent à la réception de Son Altesse Royale au-delà de la participation à la procession. »[1]

Visiblement mal informé et inquiet de la tournure que pourrait prendre un mécontentement grandissant dans l’une des colonies britanniques, le secrétaire d'État aux Colonies Henry Herbert (comte Carnarvon) écrit depuis Downing Street au gouverneur de Malte le 20 mai :

« Des questions ont été posées dans les deux chambres du Parlement concernant une plainte qui aurait été déposée par les nobles de Malte selon laquelle ils n'étaient pas autorisés à présenter une adresse au prince de Galles à son arrivée dans l'île ; pour cette raison, ils se sont abstenus de participer à la réception de Son Altesse Royale. Je n'ai reçu aucune information de votre part au sujet de cette plainte et je souhaite que vous me fassiez part des circonstances de l'affaire. »[2]

 S’ensuivent de nombreux échanges épistolaires entre les différentes parties qui révèlent des dissensions entre le gouverneur de Malte, Sir Charles Thomas van Straubenzee, et les nobles. Le 20 mars 1877 une pétition de 60 signataires est même envoyée à la reine Victoria. L’affaire prend de l’ampleur et le gouvernement britannique suggère d’établir une liste officielle des titolati (personnes ayant un titre de noblesse). Une commission royale est chargée de son élaboration et de préciser les conditions de création des titres dont ils se prévalent.

En 1878 est publié un document intitulé « Correspondance et rapport de la commission nommée pour enquêter sur les revendications de la noblesse maltaise présentés aux deux chambres du Parlement par ordre de Sa Majesté ».

Lacunaire et parfois contesté, le document a le mérite de présenter à grands traits la noblesse du minuscule archipel situé au cœur de la Méditerranée. Deux grandes périodes se dégagent : la domination aragonaise (1283-1530) et celle des Hospitaliers (1530-1798). On distinguera pendant cette deuxième période les titres attribués par les Grands Maîtres Hospitaliers agissant en leur qualité de princes souverains et ceux attribués par des souverains étrangers.

L’emplacement stratégique de l’archipel en a fait un lieu particulièrement convoité au fil des siècles. Situé à 90 kilomètres au sud de la Sicile, Malte a été sous la domination de nombreuses puissances qui ont présidé à ses destinées et y ont laissé leurs traces.

Souverains de Malte 

1283-1530 : Aragonais (rois d’Aragon et de Sicile)

1530-1798 : Hospitaliers (communément désignés Ordre de Malte)

1798-1800 : République française

1800-1964 : Empire britannique (Officiellement après le traité de Paris de 1814)

Lorsque les rois aragonais de Sicile étaient souverains de Malte, il leur arrivait d’attribuer un ou plusieurs fiefs à leurs plus fidèles vassaux. Si cela n’était pas explicitement mentionné, la possession du fief ne donnait pas le droit au titre de baron. Les feudataires, membres de la classe sociale la plus élevée, utilisaient alors des titres honorifiques comme Magnifico ou Don et Donna. Il arrivait également que le titre de barone soit (improprement) utilisé, le titre désignant pour beaucoup simplement le fait de détenir un fief. Avant l’arrivée de l’ordre de Malte, 72 familles ont détenu des fiefs entre le début du XIVe siècle et 1530.[3]

La frontière entre un feudataire sans titre de noblesse et un feudataire titré était si mince que lorsqu’un souverain s’adressait au premier comme s’il était titré, cela valait reconnaissance de fief noble et donnait de fait droit au titre de baron. C’est ainsi que dans son rapport la commission royale de 1878 reconnaît les fiefs de Djar-il Bniet et de Buqana comme nobles car mêmes s’ils ont été attribués comme simples fiefs en 1350 et 1372 leurs titulaires ont été désignés comme barons en 1725 par le Grand Maître Antonio Manoel de Vilhena dans une Prammatica (ordonnance) visant à interdire l’usage de la formule Illustrissimo e Nobile aux familles n'étant pas explicitement titrées.

À Malte, contrairement à de nombreux autres pays, la préséance entre nobles n’est pas définie par la hiérarchie des titres mais par leur ancienneté. Ainsi un baron ayant un titre plus ancien qu’un marquis sera mieux placé dans l’ordre protocolaire. Comme l’écrit le Grand Maître Rohan dans un décret daté de 1795, « Etant un principe universellement reconnu que le plus grand éclat de la noblesse dépend principalement de sa plus grande ancienneté, rien n'est plus juste et plus raisonnable que le noble le plus ancien ait préséance sur le plus récent. »[4]

La mystérieuse Sybille d’Aragon

On fait généralement remonter les titres de noblesse maltais aux rois aragonais de Sicile. Les liens entre Malte et les rois d’Aragon apparaissent dans les archives maltaises dès le début du XIVe siècle et certains membres de la famille royale ont même vécu dans l’archipel. En 1347 une certaine Sybille d’Aragon établit un juspatronatus, (droit de patronage, acte consistant pour le fondateur et ses descendants à construire et entretenir une chapelle en ayant le droit de proposition de l’ecclésiastique du lieu) pour la chapelle de l’Annonciation située sur l’île de Gozo.

Plus d’un siècle plus tard, une lettre à priori anodine adressée par le vice-roi de Sicile Lope Ximénez de Urrea y de Bardaixi au juge gozitain Andrea de Benjamin le 18 novembre 1472 l’informant de la nomination du nouveau recteur du juspatronatus regium de la chapelle l’Annonciation révèle la véritable identité de la mystérieuse Sybille d’Aragon : Simo informati comu in quissa terra est unum juspatronatus regalis appellatum Santa Maria Annunciata dila Saccaya constitutu et ordinatu olim per condam Madonnam Sibilla de ulmello amasia di condam Re Fidericu[5] Nous sommes donc en présence de Sybille de Solimella, maîtresse du roi aragonais Frédéric II de Sicile (1272-1337)[6].

Les enfants issus du couple ne s’étant pas établis à Malte, il est assez peu probable pour un généalogiste ayant une ascendance maltaise de pouvoir remonter jusqu’à elle.

Le premier noble maltais : Francesco (dit Cicco) Gatto

Nous trouvons la trace du premier Maltais à être anobli en janvier 1350, il s’agit de Francesco (dit Cicco) Gatto. Ce dernier, qui vient de mater une révolution hostile aux Aragonais sur l’île de Gozo, se voit attribuer en récompense le fief de Djar il-Bniet par le roi Louis Ier de Sicile. Le même jour le fils de Cicco, Lancea, est exempté à vie des taxes dues au roi.

Concession du fief de Djar-il-Bniet à Cicco Gatto[7] 

LUDOVICUS DEI GRATIA REX SICILIÆ per præsens Privilegium notum fieri volumus universis tam præsentibus, quam futuris, quod nos considerantes puram fidem et devotionem sinceram quas Ciccus Gattus Castellanus Castri Insulæ Meliveti fidelis noster erga Majestatem Nostram gessit, et gerit satis fideliter et devote, necnom grata obsequia per eum Culmini nostro præstita quae præstat ad praesens et praestare poterit in futurum, Domino Concedente, dicto Cicco suisque hæredibus in perpetuum de suo corpore legitime descendentibus quoddam viridarium cum aquis aquarum cursibus spatiis terris cultis et incultis juribus tenimentis, et pertinentiis suis vocatum de Irbniet situm et positum in tenimento Civitatis Meliveti, suis finibus limitatium, quod quidem viridarium olim tenebat, et possidebat quondam Michael Bava habitator Dictæ Civitatis fidelis noster, vita sibi comite, post cuius obitum, suorumque hæredum ad manus nostrae Curiæ extitit ratio nobiliter devolutum, de speciali gratia, liberalitate mera, et ex certa nostra scientia duximus concedendum fidelitate nostra hæredum, et successorum nostrorum in eodem Regno nostræ Curiæ et cuiuslibet alterius juribus semper salvis; in cuius rei testimonium certitudinem, et cautelam præsens Privilegium sibi ex inde fieri, et Majestatis Nostræ Sigillo pendenti jussimus communiri. Datum Messanæ per Nobilem Mattheum de Palicio Comitem Nohariæ et una cum Sociis Regni Siciliæ Vicarium Generalem, ac ejusdem Regni Cancellarium anno Domcae.

Incarnationis 1350. IV Jan. IV Indictionis Regni Nostri Anno Nono feliciter. Amen.  

Lors des événements de 1372 (voir infra) Lancea choisit comme son père autrefois de soutenir le camp aragonais et obtient du roi Frédéric III de Sicile la confirmation des privilèges accordés précédemment. Il reçoit également la charge de juge auprès du capitano della Verga (gouverneur de Malte).[8]

Pour des raisons mystérieuses aujourd’hui, Lancea se retourne contre le roi et prend la tête d’une rébellion lorsque ce dernier nomme un nouveau capitano della Verga nommé Giovanni Aragona. Les insurgés sont écrasés mais le capitano est remplacé par Corrado de Castelli. Lancea perd le fief de Djar-il-Bniet qui est désormais attribué à Henricus de Osa.[9] Après la disgrâce qui s’est abattue sur la famille Gatto, le fils de Lancea, Francesco, tente de regagner les faveurs royales. C’est chose faite le 14 février 1397 lorsque le roi Martin Ier de Sicile lui attribue le fief de Djar-il-Bniet perdu par son père et le nomme capitaine des galères à vie et commandant en chef de la galère royale.

Fort de ce prestige retrouvé, Francesco Gatto épouse Paola Castelletti, petite-fille du baron Guglielmo Murina. Francesco devient ainsi à la fois baron de Djar-il Bniet et de Buqana. Le couple décide d’établir un juspatronatus et de faire construire à Mdina une chapelle dédiée à Sainte Agathe en 1417.

Imperia, fille unique de Francesco et Paola, épouse Antonio Inguanez, issu d’une prestigieuse famille espagnole originaire de Catalogne. Imperia amène dans sa dot un palais situé à Notabile (actuelle Mdina), ainsi que plusieurs propriétés. Son époux est un fidèle vassal du roi Alphonse V d’Aragon et le suit dans les guerres qu’il mène. Son dévouement est récompensé et il est nommé gouverneur de Malte. Il a même l’honneur d’héberger le roi dans sa demeure familiale de Mdina pendant trois mois en 1432.[10]

Cette même année Francesco Gatto, malade et alité (« jacens in meo lecto infirmus »), rédige son testament (« nil cercius morte et nil Incercius hora mortis »). Le jour de son décès de nombreuses messes devront être données et son corps sera accompagné par un cavalier armé (Thomas Azzopardi) portant un drapeau rouge sur lequel figureront les armoiries du défunt. Tout le personnel au service du baron devra assister aux funérailles en tenue de deuil. Afin d’assurer la pérennité de son nom, Il demande à sa fille et son gendre de prendre le nom Gatto-Inguanez. On remarque à la lecture du document que Francesco s’est remarié avec une certaine Donna Constantia et qu’il lui lègue un palais acheté à Gaddu Bertella (« item lego dicte donne costancie mee uxori omnia Jura et acciones quas et que Ipsa habet et habere potest In quodam palacium sive ospicium per me in civitate meliveti emptum quod fuit gaddi bertella »). Pour la rémission de ses péchés il demande à ses héritiers de donner chaque année à la sainte Agathe une dot à une jeune femme nécessiteuse.

Antonio Gatto-Inguanez continuera d’obtenir de nombreuses faveurs du roi, comme celle de pouvoir placer ses armoiries sur les portes de la ville de Mdina ainsi que sur le château Saint-Ange. Il décède en 1458. Ses enfants sont Guglielmo Goffredo, Angarao, Francesco et Lanza.

Arbre généalogique de Francesco GATTO

Le mystère Marguerite Pellegrino 

Parmi les puissantes familles maltaises ayant les faveurs des rois de Sicile se trouve celle de Giacomo Pellegrino. Originaire de Messine, il est nommé capitano della Verga par le roi Frédéric III de Sicile (1341-1377) au milieu du XIVe siècle. Le 22 juin 1361 Frédéric III lui accorde ainsi qu’à ses héritiers de nombreux domaines à perpétuité. Le 17 avril 1366 le roi est à Malte. Il nomme Giacomo Secreto (collecteur des taxes) et lui accorde le statut de familier du roi[11]. En retour, Giacomo prête la somme de 3000 florins à la couronne, soit presque 300 000 euros actuels[12].

Le roi Frédéric III de Sicile, dit le Simple, voit son pouvoir contesté par les puissants barons siciliens et notamment par les familles Alagona et Chiaramonte. À Malte, Pellegrino règne en maître absolu. Afin de reprendre le contrôle de son royaume, il organise une opération militaire avec le concours de la flotte génoise. Il débarque à Malte en 1372 et mène le siège contre les forces de Pellegrino tant au fort Saint-Ange qu’à Mdina pendant deux mois.[13]  

En novembre Pellegrino est défait, ses biens sont saisis et servent à rembourser ses dettes auprès du doge de Gênes. Le roi récompense ceux qui se sont rangés à ses côtés, c’est ainsi que Guglielmo Murina se voit attribuer le fief de Buqana.

Dans ces circonstances particulières Marguerite, épouse de Giacomo Pellegrino, prend les destinées de sa famille en main et accompagne le roi lorsqu’il quitte Malte pour retourner à Messine.[14] Le premier acte officiel du roi une fois de retour en Sicile le 20 novembre est d’accorder à Marguerite désormais réduite à la pauvreté une rente annuelle de 50 uncie (« Pro nobile Margarita uxore Jacobo de Peregrino militis […] Ad humilem supplicationem noviter Culmini nostro factam per Margaritam mulierem uxorem Jacobi de Peregrino militis consanguineam fidelem nostram asserentem se nichilum inde habere seu de suis bonis nichilum inde remansisse unde possit vitam suam sueque familie ad presens inopem substentare, compacientes de eius inopia sueque paupertatis, uncias quinquaginta… »).[15] Le document est d’importance car, même si son nom de famille n’est pas mentionné, on y découvre que Marguerite est noble et parente du roi.

Le second acte pris en faveur de Marguerite daté du 11 octobre 1373 nous apprend que suite à son intervention en faveur de son mari ce dernier bénéficie du pardon royal. Il révèle également l’identité de Marguerite : « nobilem Margaritam de Aragonia consorte Jacobj de Peregino militis consanguineam familiarem et fidelem nostram ».

En 1375 Marguerite d’Aragon obtient la restitution des propriétés confisquées trois ans plus tôt. Le 15 juin 1418 Marguerite, désormais veuve et malade, rédige son testament (Ego Domina Margarita relicta quondam Magnifici Domini Jacobi de Peregrino iacens in domo mea egra licet). Parmi les bénéficiaires se trouvent ses trois filles Cesarea, Francia et Eleanora. 

Arbre généalogique de Margarita Aragona

Le lien de parenté entre Marguerite et le roi Frédéric III n’est pas clairement mentionné dans les actes étudiés plus haut et les historiens avancent plusieurs théories dont l’analyse dépasserait le cadre de cette introduction à la noblesse maltaise. L’hypothèse souvent retenue est la plus ancienne. Elle a été établie par Giovanni Francesco Abela, vice-chancelier et historien officiel de l’ordre de Malte, dans son ouvrage publié en 1647. Il y indique que Marguerite pourrait être la fille de Guillaume II d’Athènes qui a été comte de Malte de 1320 à 1330.[16] Cela nous donnerait l’arbre généalogique suivant : 

Arbre hypothétique :

Arbre généalogique de Margarita Aragona

Titres accordés avant la présence de l’ordre de Malte reconnus par la commission.

Date

Titre

Titre accordé par

Titre accordé à

4 janvier 1350

Baron de Djar-Il-Bniet

Louis Ier de Sicile

Cicco Gatto

12 novembre 1372

Baron de Buqana

Frédéric III de Sicile

Guglielmo Murina 

Les titres créés par l’ordre des Hospitaliers. 

Lorsque Charles Quint offre l’archipel maltais aux Hospitaliers qui sont à la recherche d’un nouveau lieu où s’établir après la perte de Rhodes, les nobles Maltais ne sont guère enthousiastes. Outre le fait qu’ils craignent de voir leur importance dans l’île s’amoindrir, ils se rappellent que, lorsqu’en 1421 Malte a été attribuée à l’impopulaire Don Gonsalvo de Monroy, deux années de révolte ont été nécessaires pour l’en chasser.        

Peu après son arrivée à Malte en 1530, le Grand Maître Philippe de Villiers de L'Isle-Adam s’engage à respecter les privilèges et les droits des Maltais. Malgré les engagements pris ce jour, l’Ordre affirme son autorité et réduit le nombre de fiefs à treize, détenus par seulement huit familles.[17]       

Le premier titre de noblesse reconnu par la commission royale comme ayant été accordé par les Hospitaliers est celui de baron de Għariexem et Tabia. Il s’agit à l’origine d’un fief sans titre créé pour la première fois en 1372. En 1535 son propriétaire, Gio Maria Cassia en est dépossédé et le fief devient propriété de l’ordre de Malte. En 1638 il est attribué à Giacomo Cassia par le Grand Maître Jean-Paul de Lascaris-Castellar, toujours en qualité de fief sans titre. Les descendants de Giacomo sont cependant régulièrement qualifiés de barons par l’Ordre lui-même, ce qui fait que la commission d’enquête britannique le considère en 1878, comme étant un fief noble.

L’une des personnes anoblies par le Grand-Maître Emmanuel de Rohan-Polduc attire particulièrement l’attention, il s’agit de Vincenzo Fontani. À quatre ans Rohan le nomme capitaine de cavalerie, à huit ans il le nomme chevalier de dévotion de l’ordre de Malte. Vincenzo reçoit également une croix en or incrustée de diamants. Le 6 juin 1795 Vincenzo, âgé de onze ans, est fait comte de Senia.

Résumons ce que nous savons de Vincenzo : il est baptisé le 15 août 1784 à l’église (désormais basilique) Saint-Dominique de La Valette. Il est le fils de Lorenzo Fontani, qui travaille au service du Grand Maître en qualité d’Intendente del Palazzo Magistrale, et de Giovanna Crespi.  Le métier de Lorenzo l’oblige à résider au palais magistral et le grand Maître y autorise également la présence de son fils. Lorenzo décède en 1788 et sa veuve Giovanna se remarie le 16 juin 1799 avec le Français Antoine Castinel originaire de Senez (Alpes-de-Haute-Provence)[18].

Pourquoi Vincenzo a-t-il bénéficié d’autant d’honneurs de la part du Grand Maître ? La première hypothèse est que Rohan avait simplement de l’affection pour le fils de son intendant. La seconde est que Vincenzo était en fait le fils du Grand Maître dont la garde aurait été confiée à Lorenzo Fontani pour préserver les apparences.[19] Enfin la dernière hypothèse est que Lorenzo était le fils du Grand Maître et Vincenzo son petit-fils.[20]  

Un indice réside peut-être dans la croix en or qui lui a été offerte. Les archives de l’ordre de Malte comportent l’inscription suivante à la date du premier décembre 1792 : « Croci d’Oro […] per intercessione di sua Altezza Reale Madama Adelaide, sorella del Re di Francia. »[21] L’inscription comporte une erreur : Madame Adélaïde n’était pas la sœur du roi de France (Louis XVI) mais la fille de Louis XV. Cette confusion mise à part, il est difficilement envisageable que la princesse intervienne sans raison pour offrir un objet de valeur au fils de l’intendant d’un souverain étranger. La date mentionnée apporte un peu de contexte à ce mystère : Le premier décembre 1792, soit moins de trois mois après la décapitation de son neveu Louis XVI, Adélaïde est en exil à Rome. La croix pourrait avoir été offerte à Vincenzo – particulièrement proche de Rohan - en remerciement pour un service rendu en ces temps troublés.

Arbre généalogique des Fontani

Titres accordés par les Grands Maîtres Hospitaliers reconnus par la commission (1530-1798).

Date

Titre

Titre accordé par

Titre accordé à

16 avril 1638

Baron de Għariexem et Tabia

Jean-Paul de Lascaris-Castellar

Giacinto Cassia

24 décembre 1710

Baron de Gomerino

Raimondo Perellos y Roccafull

Paolo Testaferrata

23 avril 1716

Baron de Budaq

Raimondo Perellos y Roccafull

Gio Pio de Piro

14 juin 1726

Baron de San Marciano

António Manoel de Vilhena

Diego Antonio Galea-Feriol

11 décembre 1728

Baron de Tabria

António Manoel de Vilhena

Isidore Viani

2 juin 1737

Baron de Qlejjgħa

Raymond Despuig

Ignazio Bonici

18 août 1737

Baron de Benwarrad

Raymond Despuig

Saverio Gatto

16 mai 1743

Comte de Baħria

Manoel Pinto da Fonseca

Ignazio Moscati

20 janvier 1745

Comte de Catena

Manoel Pinto da Fonseca

Pietro Gaetano Perdicomati

1749

Marquis Cassar-Desain

Manoel Pinto da Fonseca

Mario Testaferrata

23 juillet 1777

Baron de Buleben

Emmanuel de Rohan-Polduc

Gaetano Azopardi

6 septembre 1778

Marquis de St. George

Emmanuel de Rohan-Polduc

Carlo Antonio Barbaro

23 octobre 1783

Comte de Beberrua

Emmanuel de Rohan-Polduc

Luigi Maria Gatto

15 novembre 1785

Marquis de Fiddien

Emmanuel de Rohan-Polduc

Salvatore Mallia

13 novembre 1790

Marquis de Taflia

Emmanuel de Rohan-Polduc

Saverio Alessi

7 janvier 1792

Comte Għajn Tuffieħa

Emmanuel de Rohan-Polduc

Ferdinando Teuma

1er décembre 1792

Marquis de Ġnien-Is-Sultan

Emmanuel de Rohan-Polduc

Filippo Apap

30 décembre 1794

Baron de Grua

Emmanuel de Rohan-Polduc

Saverio Carbott

6 juin 1795

Comte de Senia

Emmanuel de Rohan-Polduc

Vincenzo Fontani

4 juin 1796

Marquis de Għajn Qajjed

Emmanuel de Rohan-Polduc

Gerolamo Delicata 

Les titres accordés par des souverains étrangers.           

Si un titre noblesse est souvent accordé à quelqu’un en fonction de ses mérites, certaines personnes plus pragmatiques préfèrent forcer le destin en mettant la main à la poche. Ainsi, Salvatore Baldassare Sant achète des terres en Lombardie et entre en contact avec le chancelier d’état des Habsbourg, le prince Wenzel Anton von Kaunitz en 1770. À la fin de l’année, Salvatore s’acquitte de la somme de trois mille florins (plus de cinquante mille euros)[22] et se voit attribuer le titre de comte Sant par l’impératrice Marie-Thérèse d'Autriche.

Le comte Sant n’est pas le seul à avoir acheté son titre. Si la pratique est rare pour les titres les plus anciens, à l’exception de Francesco Mego qui achète son titre de baron de Castel Cicciano à Cristoforo Grimaldi en 1560, elle semble être devenue courante au XVIIIe siècle. La création de titres est une opération rentable pour les souverains européens. Le 6 novembre 1742 Gio Pio de Piro achète son titre de marquis en Espagne 572 000 maravédis.[23] Sous le règne du Grand Maître Rohan la procédure habituelle pour obtenir un titre est de lui présenter un dossier argumenté nommé Suppliche qui n’est qu’une formalité à laquelle la réponse est étonnamment rapide. Nul doute que des négociations discrètes ont été menées auparavant. 

Titres accordés par des souverains étrangers (1530-1798)

Date

Titre

Titre accordé par

Titre accordé à

23 mai 1560

Baron de Castel Cicciano

Philippe II d'Espagne

Francesco Mego

8 novembre 1711

Comte Ciantar-Paleologo

Pape Clément XI

Ignazio Francesco Wizzini Paleologo

10 novembre 1716

Marquis de San Vincenzo Ferreri

Philippe V d’'Espagne

Mario Testaferrata

13 juillet 1717

Marquis Testaferrata-Olivier

Victor-Amédée II de Savoie

Mario Testaferrata

19 octobre 1718

Comte Preziosi

Victor-Amédée II de Savoie

Giuseppe Preziosi

6 novembre 1742

Marquis de San Vincente en Castilla

Philippe V d’'Espagne

Gio Pio de Piro

29 janvier 1770

Comte Fournier

Marie-Thérèse d'Autriche

Giorgio Fournier

22 décembre 1770

Comte Sant

Marie-Thérèse d'Autriche

Salvatore Baldassare Sant

28 décembre 1776

Comte de Mont'Alto

Ferdinand Ier, duc de Parme

Bernardo Piscopo

16 juillet 1777

Baron de San Giovanni

Ferdinand Ier, roi des Deux-Siciles

Vincenzo Abela

Noblesse maltaise et monarchie britannique

Lorsque la couronne britannique prend possession de Malte lors du départ des français en 1800[24], elle s’engage, comme l’ordre des Hospitaliers l’avait fait trois siècles plus tôt, à respecter les « lois, droits, privilèges et religion » en vigueur dans l’archipel. La rencontre des deux noblesses crée cependant des problèmes inattendus. Ainsi, suivant la coutume italienne confirmée en 1725 par le Grand Maître Manoel de Vilhena, les nobles maltais peuvent faire précéder leurs noms des superlatifs Illustrissimo e nobile. En anglais Illustrissimo se traduit par Most Illustrious, une formule réservée aux princes du sang, c’est-à-dire aux descendants d’un monarque susceptibles de lui succéder sur le trône. Un compromis est finalement trouvé en 1886 par le comte Granville, secrétaire d’Etat aux colonies : les titolati seront désignés soit par la formule italienne Illustrissimo e nobile soit par la formule anglaise Most Noble dans les documents officiels.

Cette affaire réglée le comte reçoit le mois suivant un courrier demandant la modification de la hiérarchie des titres : « la dignité du titre doit avoir préséance, à savoir les marquis avant les comtes et les comtes avant les barons. » Il apparaît que la demande n’a été formulée que par cinq nobles (quatre marquis et un comte) agissant de leur propre initiative sans consultation des autres personnes concernées. Il n’est pas donné suite à leur proposition.

Conclusion

La commission royale a permis l’élaboration d’une liste des personnes titrées, mais cette liste ne saisit pas la noblesse maltaise dans son ensemble. Il s’agit en effet d’un état des lieux à un moment précis, mais lorsque la commission a été mise en place, des titres de noblesse avaient disparu, comme par exemple celui de baron de Frigenuini. En effet, l’héritière du titre Maria Adeodata Pisani a renoncé à tous ses biens et droits en devenant religieuse en 1830. En raison de sa vie exemplaire elle a été béatifiée par le pape Jean-Paul II en 2001.  

Comme nous avons pu le voir l’histoire de la noblesse maltaise est riche, complexe mais surtout passionnante. Pour le généalogiste s’intéressant à l’archipel maltais, il existe différents moyens d’effectuer des recherches. L’incontournable porte d’entrée est la base de données du Groupe Adami, mise en ligne sur le site Généanum où des bénévoles mettent à disposition la transcription de très nombreux actes (baptême, mariage, sépulture, notaire, etc…). Concernant la noblesse maltaise, les travaux de la commission royale sont un excellent point de départ. Des ouvrages (pour la plupart en anglais) traitent également du sujet mais ne sont pas exempts d’erreurs. Quant à certains sites dédiés à la généalogie maltaise présentant d’interminables généalogies « clé en main » remontant invariablement à d’illustres personnages réels ou imaginaires, mieux vaut en rester à distance ! 

Notes
  1. Giles Ash, S., The Nobility of Malta, Publishers Enterprises Group (PEG) Ltd, 1988, p.4.
  2. Giles Ash, S., The Nobility of Malta, Publishers Enterprises Group (PEG) Ltd, 1988, pp.4-5
  3. Montalto, J. The Nobles of Malta 1530-1800, Midsea Books, 1979, pp. 9-14.
  4. « Copies or Extracts of Correspondence with Reference to the Maltese Nobility. Presented to the House of Lords by Command of Her Majesty », 1886, p13.
  5. Fiorini S. Documentary Sources Of Maltese History Part II Documents In The State Archives, Palermo No. Cancelleria Regia: 1500-1515, Malta University Press, 2018, p. 210.
  6. Pour plus d’informations voir Fiorini, S. « Sibilla d'Aragona and the foundation of the Saqqajja benefice on Gozo ». Melita Historica, 12(4), 1999, pp. 367-372.
  7. Dingli-Attard, M. The Family of Inguanez,1979, p. 10.
  8. Bresc, H. « Documents on Frederick IV of Sicily », Papers of the British School at Rome, Volume 41, Novembre 1973, p. 192.
  9. Fiorini, S. Documentary Sources Of Maltese History Part II Documents In The State Archives, Palermo No. 1 Cancelleria Regia: 1259-1400, 1999, p. 158.
  10. Montalto, J. The Nobles of Malta 1530-1800, Midsea Books, 1979, p. 23.
  11. Fiorini, S. Documentary Sources Of Maltese History Part II Documents In The State Archives, Palermo No. 1 Cancelleria Regia: 1259-1400, 1999, pp. 19-22.
  12. https://futureboy.us/fsp/dollar.fsp?quantity=3000&currency=florins&fromYear=1366
  13. Dalli. Ch. Malta, the Medieval Millenium, Midsea books 2006, p. 173.
  14. Bresc, H. « Documents on Frederick IV of Sicily’s intervention in Malta, 1371 », Papers of the British School at Rome, 41 (1973), p. 183.
  15. Fiorini, S. Documentary Sources Of Maltese History Part II Documents In The State Archives, Palermo No. 1 Cancelleria Regia: 1259-1400, 1999, p. 60.
  16. Abela, G.F. Della Descrittione di Malta, Isola nel Mare Siciliano con le sue Antichità, ed altre Notizie, Malte 1647, p. 449.    
  17. Caruana-Galizia, A. « The Maltese nobility during the Hospitaller period: towards a reappraisal. », Symposia Melitensia. 2011, Vol.7, University of Malta, p. 91.
  18. Antoine est le fils de Joseph Castinel et Marie Anne Feraud.
  19. Freller, Th. The Sword and the Boudoir, Midseabooks, 2018, p. 266.
  20. Schembri Orland, K. « In search of nobility – a journey to a claim of a family title », Malta Independant, 2015. https://www.independent.com.mt/articles/2015-06-19/local-news/In-search-of-nobility-a-journey-to-a-claim-6736137258
  21. Montalto, J. The Nobles of Malta 1530-1800, Midsea Books, 1979, p. 86.
  22. https://futureboy.us/fsp/dollar.fsp?quantity=3000&currency=florins&fromYear=1770
  23. Montalto, J. The Nobles of Malta 1530-1800, Midsea Books, 1979, p. 41.
  24. La domination britannique a commencé de fait en 1799 mais Malte a officiellement été annexée à l’empire britannique lors de la signature du Traité de Paris en 1814 («L’île de Malte et ses dépendances appartiendront en toute propriété et souveraineté à Sa Majesté britannique »).

Publié avec l’aimable autorisation de Loïck PORTELLI


  1. Economic life in Malta in the 18th century, Aurore Verié
  2. Foreigners in Malta (late sixteenth and seventeenth centuries), Anne Brogini
  3. The Maltese language, a linguistic crossroads, Martine VANHOVE
  4. The Jews in Malta, Aurore Verié
  5. The French in Algeria from 1830 to today (excerpts), Jeannine VERDES-LEROUX
  6. The emigration of Maltese in Algeria in the nineteenth century, Marc DONATO
  7. Malta in "A Winter in Egypt" (excerpts), Eugène Poitou
  8. The Maltese in Tunisia before the Protectorate (excerpts), Andrea L. SMITH
  9. The population of Malta in the seventeenth century, a reflection of modernity (excerpts), Anne Brogini
  10. The fear of the French Revolution in Malta, Frans CIAPPARA
  11. The Siege of Malta by Napoleon Bonaparte (excerpts)
  12. Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), de Anne BROGINI
  13. L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, de Anne BROGINI
  14. Noblesse maltaise et généalogie, de Loïck PORTELLI
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